La matière première alchimique, perspectives d’un concept mal défini. Sylvain Zaffini
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La matière première alchimique, perspectives d’un concept mal défini. Sylvain Zaffini
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La matière première alchimique, perspectives d’un concept mal défini.
Sylvain Zaffini
La matière première est le commencement réel de l’œuvre, commencement ardu s’il en est. On ne sait presque rien de tangible sur la matière première, si ce n’est que c’est la première porte, fermée à double tour, barrant la route du grand œuvre. Très peu d’informations utilisables ont été données à propos de cette matière première, et, les rares qui l’ont été sont bien souvent des fausses routes volontairement placées là par les alchimistes. Au sein même des alchimistes les opinions divergent, plusieurs écoles se font face. Nous pouvons tenter de dégager quelques pistes de réflexions, tout en sachant qu’elles n’aboutiront pour la plupart jamais. Qu’est-ce que la matière première, au niveau idéologique ? Est-ce une matière physique, une matière éthérée, une qualité, une mystique ? La question est difficile, voire insondable. Les descriptions qui sont faites de cette matière première sont tellement symboliques que l’on ne sait jamais s’il s’agit réellement d’une matière physique ou d’une matière spirituelle. Le célèbre adage qui suit est en l’éloquente illustration. « La matiére est à bon prix, & que le pauvre en peut avoir aussi bien que le riche, & méme dans quelques lieux on peut l’avoir pour rien.
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» Cet adage revient comme un leitmotiv dans toute la littérature alchimique, sans qu’il n’éclaircisse aucunement le problème de la matière première ; en fait même on pourrait dire qu’il l’obscurci encore plus. La chose que semble désigner cette définition, peut autant être une matière physique qu’une matière mystique et c’est bien là le problème. En amont la question de la matière première est aussi complexe. Que signifie-t-elle au niveau linguistique ? Plusieurs
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Geron T. F.,
Clavicule de la philosophie hermétique ou les mistères les plus cachés des anciens & modernes sont misse au jour en faveurs des enfans de l’art, & à la gloire de dieu
, 1753, p. 58.
2 choses. La matière première peut-être la matière préparée sur laquelle l’artiste entame son travail, ou la matière brute n’ayant subie aucune transformation autre que naturelle ou encore l’alchimiste lui-même. Il est impossible de définir quel sens exact lui donner, les symboles pouvant extrapoler sa signification à outrance. Deux règles semblent pourtant se dégager de ce discours confus, celle de l’unicité de la matière (la matière première doit être une matière unique et non pas un mélange
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) et celle du respect du règne, si le but de l’œuvre est le travail sur le métal, alors la matière première doit appartenir au règne lui correspondant avec plus moins d’extrapolations, comme nous pouvons le voir dans cet extrait du Chevalier Inconnu. « Celuy qui travaille hors le sel des philosophes, qui est leur Mercure, comme dans les herbes, animaux, les pierres ou dans d’autres sujets que le soleil & la lune qui sont couverts de la sphère de Saturne, il perd sa peine, parce qu’il travaille sur une matière qui est étrangère.
2
» Cette obligation du respect du règne est très importante et reviens chez une grande partie des auteurs alchimiques, d’une certaine manière c’est tout à fait logique car le grand œuvre est un processus de guérison des métaux à l’aide des substances embryonnaires de ces derniers. On pourrait alléguer, et ce ne serait qu’une pérégrination de plus dans l’imaginaire alchimique, que ces substances embryonnaires peuvent se retrouver (peut-être sous des formes différentes) dans d’autres matériaux, comme l’hydrogène peut se retrouver dans de très nombreux et différents composés. On peut remarquer que les métaux sont, alors, une partie du règne minéral (comme nous le verrons par la suite), mais une partie légèrement mise à part, comme nous l’indique Urbigerus
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.
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A ce sujet nous pouvons citer Basile Valentin : « En vérité, je vous révélerai encore pour l'Amour de Dieu un grand Mystère, savoir que la Racine du soufre des Philosophes, qui est un Esprit Céleste, comme aussi la Racine ou Origine de cet Esprit spirituel & surnaturel de Mercure, &, même le commencement ou source du Sel spirituel, est en une seule chose, & se trouve en une seule & même Matière de laquelle se fait la Pierre des Philosophes & non en plusieurs choses, quoique les Philosophes allèguent le Mercure par soi, le Soufre par soi, & le Sel par soi : mais je dis que par cela ils entendent les impuretés qui se trouvent en chacun d'eux. On peut toutefois faire par plusieurs voies une Médecine particulière pour une transmutation médiocre & limitée des Métaux. » Valentin Basile [Apocryphe],
Révélation des mystères des teintures essentielles des sept métaux & de leurs vertus médicinales
, Paris, Jean Henault, 1646, 64 p., p. 25-26.
2
Le Chevalier Inconnu [pseudonyme],
La nature au découvert
, Aix, Jean-Baptiste & Estienne Roize, 1669, pp. 130-104. Quelques pages avant (pp.102-103) il donnait déjà une théorie similaire : « La matière premiere se trouve par tout, remplit tout, & multiplie tout ; de quelque nom que l’on l’appelle, plomb, sel, arsenic, or, &c. c’est toujours la même chose. Mélez les natures avec les natures, & s’il y a quelque chose de contraire à la nature, c’est une nécessité de la séparer, afin que la nature soit semblable à la nature ; faites cela avec le feu, & non pas avec la main, & si vous ne suivez pas la nature vous travaillerez en vain ».
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Urbigerus (Baro),
Aphorismi Urbigerani, or certain rules clearly demonstrating the three intallible ways of preparing the Grand Elixir or Circulatum majus of the philosophers, Discovering the Secret of Secrets, and detecting the errors of vulgar chymists in their operations: Contain’d in one hundred and one aphorisms: to which
3 « Notre matière est appelée indéterminée, parce que, étant un intermédiaire entre le métal et le minéral, et n’étant pas l’un d’entre eux, elle a en elle le pouvoir de les créer tous les deux, en fonction du sujet qui convient.
1
» Urbigerus, bien qu’étant très antérieur au mouvement naturaliste qui se développe dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle (avec des influences comme Stahl ou Buffon, entre autres), amorce déjà l’idée d’une différence entre métaux et minéraux, sans que cela se fasse loi. Si l’on garde en mémoire que le grand œuvre peut aussi être un moyen de perfectionner les pierres précieuses et semi-précieuses, on trouve là un très bon moyen de contourner la règle du respect des règnes que nous évoquions plus haut. On doit encore faire attention à ne pas confondre matière première et première matière. La première matière est, quant à elle, un concept relativement bien défini. C’est, on pourrait dire, la base embryonnaire des métaux avant leur gestation sous terre. Dom Pernety l’exprime clairement. « Les Chymistes prennent cette matiere, parce qu'elle est la semence des choses, & que la semence de chaque être est sa première matiere qui nous soit sensible. Toutes les fois donc que les Philosophes Hermétiques parlent de leur première matiere, on doit toujours l'entendre de la semence des corps.
2
» Ce n’est cependant pas un fait établi certains auteurs utilisent matière première et première matière de manière totalement synonyme, on peut toutefois affirmer de manière certaine que Limojon de Saint-Didier
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et Pilippe Rouillac
4
sont dans cette optique. « Je comprends fort bien, que mon raisonnement estait erroné, & pour vous dire le vray, je n'ay jamais pû m'imaginer, que le Mercure commun fust la premiere matiere des metaux, bien que plusieurs graves Philosophes posent cette verité, pour un des fondements de l'art. Et je suis persuadé, qu'on ne peut trouver dans les mines, la vraye premiere matiere des metaux,
are added, the three ways of preparing the vegetable elixir or circulatum minus: all deduc’d from never-erring experience
, Londres, Henry Faithorne, 1690.
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Urbigerus (Baro),
Aphorismi Urbigerani…, op. cit.
, pp. 4-5. « This our Matter is call’d undetermin’d, because, being a medium between a Metal and a Mineral, and being neither of them, it has in it power to produce both, according to the subject, it meets withal.
2
Pernety Dom Antoine-Joseph,
Dictionnaire mytho-hermétique, dans lequel on trouve les allégories fabuleuses des poètes, les métaphores, les énigmes et les termes barbares des philosophes hermétiques expliqués
, Paris, Bauche, 1758, p. 269.
3
Limojon de Saint-Didier Alexandre-Toussaint,
Le Triomphe hermétique, ou la pierre philosophale victorieuse
, Amsterdam, Henry Wetstein, 1699.
4
Rouillac Philipe,
La pratique du grand œuvre des philosophes
, reprint, Paris, Devry, 1997.
4 separée des corps metalliques, elle n'est qu'une vapeur, une eau visqueuse, un esprit invisible, & je crois en un mot que la semence ne se trouve que dans le fruit. Je ne sçay si je parle juste; mais je crois que c'est là le vray sens des éclaircissements que vous avez bien voulu me donner.
1
» « Quand je dis sa première matière, j’entends en la mine de la terre en ce qui ressemble au vif-argent et soufre comme en matière de tous les métaux est semblable, encore qu’elle soit différente en pureté et mixtion dont résulte la diversité de leurs formes.
2
» Ces deux auteurs s’inscrivent donc dans cette idée qu’il existe une sorte de matière embryonnaire des métaux dans les profondeurs de la terre. C’est d’ailleurs une idée complètement admise dans la science naturelle jusqu’au XIXe siècle, comme nous le montre l’article « Métal » de l’
Encyclopédie
. « Il y a deux sentimens géneraux sur cette formation ; les uns prétendent que les métaux se forment encore journellement dans le sein de notre globe, & que c'est par la différente élaboration & combinaison de leurs molécules élementaires qu'ils sont produits ; on prétend de plus, que ces molécules sont susceptibles d'être mûries & perfectionnées, & que par cette maturation, des substances métalliques, qui dans leur origine étoient imparfaites, acquierent peu-à-peu & à l'aide d'une sorte de fermentation, un plus grand degré de perfection. Les Alchimistes ont enchéri sur ces idées, & ont imaginé un grand nombre d'expressions figurées, telles que celles de semence ou de sperme mercuriel & métallique, de semence saline & vitriolique, &c. termes obscurs & inintelligibles pour ceux mêmes qui les ont inventés.
3
» Il existe donc toujours à l’extrême fin du XVIIIe siècle l’idée toujours vivace que le métal puisse exister sous une forme embryonnaire commune, bien que Stahl introduise déjà l’idée d’une présence des métaux depuis la création de la Terre
4
. Le concept de première matière est là bien défini
5
.
1
Limojon de Saint-Didier Alexandre-Toussaint,
Le Triomphe hermétique…, op. cit.,
pp. 97-98.
2
Rouillac Philipe,
La pratique du grand œuvre…, op. cit.,
p. 11.
3
Diderot Denis, Le Rond Jean dit d’Alembert,
Encyclopédie…, op. cit.,
vol. 10, pp. 429-430.
4
Buffon se place dans la même optique, en ajoutant que les métaux (qui sont alors partie tenante du règne minéral) possèdent leur forme définitive depuis la création de la Terre, mais se voient amalgamés à d’autres minéraux par le jeu de la chaleur intérieure de la Terre : « Quelques unes de ces substances métalliques ont conservé cette forme native, mais la plupart l’ont perdue par leur union avec des matières étrangères & par l’action des éléments humides. » Buffon Georges-Louis,
Histoire naturelle des minéraux
, Paris, Imprimerie Royale, 1783, T. 2, p. 341.
5
On trouve cependant chez Crosset de la Haumerie (Le Crom) l’idée que cette matière embryonnaire des métaux ne serait que le deuxième état d’une matière plus primitive encore : « Pour y chercher cette seconde matiere, je dis seconde, parce que la premiere est indeterminée.» Le Crom [Colonna François-Marie Pompée],
Plusieurs
5 Siebmacher quant à lui n’évoque pas directement la première matière, demeure dans l’appellation classique de matière première, mais sa description reflète l’idée de première matière. « Faite au commencement par la conjonction de trois choses, cependant elle n’est à proprement parler qu’un. Produite et faite de un, deux, trois quatre et cinq, elle est trouvée partout. Ils l’appellent aussi magnésie catholique ou sperme du monde, dont toutes les choses naturelles tirent leur origine. Elle est par la nature et la forme admirable et unique, et elle possède une quantité difficile à chercher et peu connue, qui n’est ni chaude ni sèche comme le feu, ni froide ni humide comme l’eau, ni froide ni sèche comme la terre, mais qui est un certain accouplement parfait de tous les éléments.
1
» Qu’est-ce donc que cette matière première dont les alchimistes font grand cas, comment la décrivent-ils sans la montrer, quelle est son utilité ? Autant de questions auxquelles il sera difficile de répondre. Qu’est-ce que la matière première ? Vaste question, récurrence des traités alchimiques de l’époque moderne. Les réponses offertes par les adeptes sont pour la plupart vagues, allégoriques, métaphoriques. La définition la plus courante est que la matière première ne coûte rien et se trouve partout, chaque mention de la matière première est suivie par ce précepte, c’est quasiment une règle. Nous pourrions multiplier démesurément les exemples, mais nous n’en donnerons que quelques-uns. Limojon de Saint-Didier se place exactement dans cette perspective. « Cette chose si précieuse par les dons excellens, dont le Ciel l'a pourveüe, est veritablement vile, à l'égard des substances dont elle tire son origine. Leur prix n'est point au dessus des facultés des pauvres. Dix sols sont plus que suffisans pour acquerir la matiere de la pierre. Les instruments toutefois, & les moyens qui sont nécessaires pour poursuivre les operations de l'art, demandent quelque sorte de dépense; ce qui fait dire à Geber que l'œuvre n'est pas pour les pauvres. La matiere est donc vile, à considerer le fondement de l'art, puis qu'elle coute fort peu; elle n'est pas moins vile, si on considère exterieurement ce qui lui donne
expériences utiles et curieuses, concernant la médecine, la métallique, l’oeconomique, & autres curiosités, avec un traité du sel des philosophes en forme de dialogue, où sont enseignez la péparation, les vertus, & l’usage de ce sel merveilleux. Un vade mecum philosophique en faveur des enfants de la science hermétique
, Paris, Jolivet, 1718, p. 147.
1
Siebmacher Johann Ambrosius [Supposé], Froidebise Claude [Trad.],
La pierre aqueuse de sagesse ou l’aquarium des sages
, Paris, La table d’émeraude, 1989 [Ré-éd.], p. 30.
6 la perfection, puisque à cet égard, elle ne coute rien du tout; d'autant que tout le monde l'a en sa puissance, dit le Cosmopolite; de sorte que soit que vous distinguiés ces choses, soit que vous les confondiés (comme font les Philosophes pour tromper les sots, & les ignorans) c'est une verité constante, que la pierre est une chose vile en un sens: mais qu'elle est très-precieuse en un autre, & qu'il n'y a que les fols qui la méprisent, par un juste jugement de Dieu.
1
» Limojon de Saint-Didier insiste sur le fait que la matière peut-être acquise pour un prix très faible. Devant cette affirmation nous avons plusieurs hypothèses. La première, la matière première est un produit très courant, sans doute non manufacturé et son prix est forcément très bas. La deuxième, c’est un produit rejeté par une quelconque activité humaine, n’ayant plus aucune utilité il est revendu à bas prix. La troisième, il ne s’agit que d’une façon de parler et la matière première cache quelque chose que l’on ne peut acheter, par exemple l’air, l’eau, l’âme, la parole etc…, des éléments plus ou moins tangibles. La dernière, ces affirmations ne sont destinées qu’à tromper l’ignorant et la matière première n’est pas de vil prix. Cette dernière hypothèse implique que les autres auteurs qui se placent dans la perspective d’une matière première à bas prix procèdent à la même démarche trompeuse. Joubert de la Salette
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est de la même veine que Limojon de Saint-Didier, du moins à ce sujet-là. « Le corps dont nous parlons et dont on tire cet esprit que Basile Valentin appelle une eau d’or sans corrosion, est si informe qu’il ressemble à un véritable chaos, un avorton et un ouvrage du hasard. En lui est entée et gravée l’essence de l’esprit dont il s’agit, quoique les traits en soient méprisables, ce qui fait que cette matière catholique est méprisée et payée à vil prix par ceux qui n’en connaissent pas la valeur. Mais si les ignorants la regardent avec mépris, les sages et les savants l’estiment uniquement et la considèrent comme le berceau et le tombeau de leur roi, dit Philalèthe.
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» Joubert de la Salette ajoute un deuxième élément caractéristique de la matière première et qui souvent accompagne le premier, celui de son inutilité pour le profane. Il est toujours affirmé que cette matière n’ait aucune utilité et souvent est méprisée par les ignorants (ou plutôt ceux ignorant les opérations alchimiques). La matière première est donc, pour les alchimistes, une matière à laquelle le monde profane n’apporte que très peu d’importance et tient en très
1
Limojon de Saint-Didier Alexandre-Toussaint,
Le Triomphe hermétique…, op. cit.,
pp. 106-107.
2
Joubert de la Salette Pierre-Joseph [Commentateur], « Le psautier d’Hermophile envoyé à Philalèthe », in, Maugin de Richebourg Jean, Salmon William,
Bibliothèque des philosophes chimiques
, Paris, André Cailleau, 1740-1754, T. 4, reprint, Paris, Dervy, 1997.
3
Ibid
., p. 31.
7 basse estime. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne s’agit pas d’une chose utile dans l’absolu, l’eau par exemple pourrait très bien remplir ce rôle, mais loin de nous l’idée d’insinuer que la matière première est l’eau. On trouve aussi dans de nombreux traités l’idée que cette matière première est très évidente à trouver, qu’elle est présente partout (d’où souvent son assimilation à l’eau), Urbigerus le confirme dans ses Aphorismes
1
. “Bien que quelques personnes, sous l’emprise de fausses notions, rêvent que la matière première doit être trouvée dans quelque endroit particulier, et à certaines époques de l’année, par la vertu d’un aimant magique, nous sommes certains (et ceci en accord avec notre divin maitre Hermès) que toutes ces suppositions sont fausses, elle se trouve partout et en tout temps et seulement par notre Science
2
» Urbigerus utilise le terme d’aimant, que l’on rencontre chez d’autres auteurs parfois orthographié aiman ou amant. Il définit alors plusieurs choses. Il peut désigner la matière première, ou la matière de l’œuvre de manière générale et plus particulièrement ses capacités attractives (le terme de magnésie est à prendre dans ce contexte comme un synonyme d’aimant). Cependant il existe chez certains auteurs une volonté de placer le mercure en tant que matière première, il y a là des subtilités qu’il faut comprendre afin d’avoir une vision la plus exacte de la matière première. L’idée est que le mercure est constitutif de tous les métaux et dans tous les états (de l’embryon à l’or an passant par la mine). Cette idée serait trop simple si elle devait être comprise exclusivement de cette manière. Il semblerait que le mercure dont parlent les alchimistes, et nous nous prononçons là uniquement que concernant la matière première, renvoie à la qualité mercuriale et non au mercure commun que nous connaissons. Les auteurs ont peut-être voulu dire que la matière première a des qualités qui peuvent être assimilées à celles du mercure, à savoir un principe femelle, un tempérament passif et une
1
Urbigerus (Baro),
Aphorismi Urbigerani…, op. cit.
2
Ibid.
, p. 2 « Althô some Persons, possess’d with foolish Notions, dream, that the first Matter is to be found only in some particular places, at such and such times of the year, and by the Virtue of a Magical Magnet; yet we are most certain (according to our Divine Master Hermes) that, all these Suppositions being false, it is to be found every where, at all times, and only by our Science. ».
8 grande froideur. Cette origine mercurielle des métaux est défendue, entre autres, par Arnaud de Villeneuve
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. « Apprends que le Mercure (des philosophes) est le sperme cuit de tous les métaux ; sperme imparfait, quand il sort de la terre, à cause d'une certaine chaleur sulfureuse. Suivant son degré de sulfuration, il engendre les divers métaux dans le sein de la terre. Il n'y a donc qu'une seule matière première des métaux, suivant une action naturelle plus ou moins forte, suivant le degré de cuisson, elle revêt des formes différentes. Tous les Philosophes sont d'accord sur ce point. En voici la démonstration: Chaque chose est composée des éléments en lesquels on peut la décomposer. Citons un exemple impossible à nier et facile à comprendre: la glace à l'aide de la chaleur se résout en eau, donc c'est de l'eau, Or tous les métaux se résolvent en Mercure ; donc ce Mercure est la matière première de tous les métaux.
2
» On trouve dans cet extrait d’Arnaud de Villeneuve les éléments classiques, constitutifs de la tradition alchimique au niveau de la génération des métaux, quelques points attirent toutefois notre attention. Premièrement, le mercure ou plutôt la symbolique mercurielle est placée en qualité de matière première, concept qui fut très controversé à l’époque moderne, mais qui en considérant la symbolique du mercure ne surprend guère. Deuxièmement on y voit le mercure définit comme sperme des métaux. Il y a là une certaine contradiction. En effet le principe de base de l’alchimie est l’association du soufre et du mercure, renvoyant à l’association respective du mâle et de la femelle, le mercure est pourtant, comme nous l’avons vu, une matière représentative des principes femelle, et devrait donc être logiquement qualifié de menstrue. Ces mentions du mercure peuvent être très trompeuses, par exemple lorsque Le Brethon
3
parle de mercure métallique il ne faut pas le comprendre au pied de la lettre. « Le mercure métallique est l’unique matière de tous les métaux qui soit capable de la dernière perfection, auquel point il est l’élixir physique & il ne diffère dans tous les divers métaux qu’en ce qu’il est plus ou moins pur & plus ou moins cuit.
4
»
1
Villeneuve Arnaud [Pseudo], « Le chemin du chemin », in Poisson Albert,
Cinq traités d’alchimie des plus grands philosophes
, Paris, Chacornac, 1890
.
Ce traité est originalement publié en latin dans : Villeneuve Arnaud [Pseudo],
Hec sunt opera Arnaldi de Villanova que in hoc volumine continentur
, Lyon, B. de Gabiano, 1504.
2
Villeneuve Arnaud [Apocryphe], « Le chemin du chemin », in Poisson Albert,
Cinq traités d’alchimie…, op. cit.,
pp. 9-10.
3
Lebreton Jean-Baptiste.,
Les clefs de la philosophie spagyrique
, Paris, Claude Jombert, 1722.
4
Ibid
., p. 293.
9 Il ne faut pas comprendre le mercure métallique par la signification que nous en avons aujourd’hui, qui est celle du mercure à l’état liquide. Il faut entendre dans ce type de représentation un principe ou une qualité présente sous forme variable dans chaque métal, qui définirait la forme finale du métal. Certains auteurs, comme Geron
1
par exemple, définissent trois métaux comme seules matières de l’œuvre, phénomène qui n’est pas sans ajouter une couche de complexité à ce sujet déjà suffisamment ardu. « Que celui, qui veut gagner son pain honnêtement sans faire tort à personne & se tirer du Labirinthe des Sophistications doit avoir trois matieres en vue, & diriger toutes ses pensées sur ces trois matieres, qui sont l’or, l’argent & le Mercure ; car ces trois choses étant les principales matieres, dans lesquelles avec la bénédiction du Ciel il y a quelque chose de bon à faire in via universali, c’est en elles aussi que sont cachés les trois plus grands misteres, pour changer l’argent en Or, par la voye particuliére.
2
» Nous voyons là encore une complication s’ajouter, en effet, bien que les trois matières citées par Geron appartiennent au bon règne, il ne parle pas de matières embryonnaires, mais de métaux connus et « finis ». Faut-il voir encore une fois la représentation d’un principe par sa correspondance « profane » ? C’est tout à fait possible dans la mesure où l’argent représente la nature métallique féminine (la lune), où l’or représente la nature métallique masculine (le soleil), et enfin où le mercure pourrait être le moyen, d’unir les deux autres. C’est un concept tout à fait recevable, qui repose toujours sur un deuxième niveau de lecture, principe usuel en ce qui concerne l’alchimie
3
. Outre les qualificatifs de première, prime etc, la matière première reçoit un certain nombre de noms symboliques, évidemment nous ne pouvons pas les lister dans leur totalité, mais nous pouvons en donner quelques-uns parmi les plus importants, d’après le Chevalier Inconnu.
1
Geron T. F.,
Clavicule de la philosophie…, op. cit.
2
Ibid
., p.33.
3
Ce type de raisonnement est assez récurent, on le trouve par exemple aussi chez Limojon de Saint-Didier : « Je reconnais evidemment l'erreur de ceux qui s'imaginent que l'Or, & le Mercure vulgaires sont la veritable matiere des Philosophes; & j'en suis fort persuadé, voyant combien est faible le fondement sur lequel l'or s'appuye, pour pretendre cet avantage au dessus de la Pierre, alleguant en sa faveur ces paroles d'Hermès, le soleil est son pere et la lune est sa mere. » Limojon de Saint-Didier Alexandre-Toussaint,
Le Triomphe hermétique…, op. cit.,
p. 62.
10 « La matiere premiere, & universelle de toutes choses, qu’Hermes appelle la Lune, é ceux de sa secte, le bain de Diane, l’eau hyleade, azothique, & primordiale, puis apres à la forme premiere & universelle, qu’Hermes appelle le Soleil, ses Disciples l’appellent Diane, ou la nature, soulphre incorruptible, l’esprit general du monde, qui dans la premiere creation du monde (comme parle la Sainte Ecriture) estoit porté sur les eaux.
1
» Certains noms semblent avoir une signification évidente alors que d’autres semblent plus complexes. L’assimilation de la matière première à Diane est relativement évidente. La déesse représente en quelque sorte une mère universelle, que l’on peut facilement rapprocher de la matière première. Cependant le bain de Diane semble être pour beaucoup d’autres auteurs (dont Pernety
2
) le mercure philosophique, d’ailleurs les liens entre Diane et le mercure ont déjà été pointés par Rosanna Gorris Camos
3
. Le principe d’eau hiléale azotique et primordiale renvoi au principe d’hylé, terme désignant la matière destinée à produire une chose. Les autres noms mentionnés sont tous plus ou moins relatifs à un point d’origine, qu’il soit par exemple forme première ou esprit générale, il est avant tout un composant basique des choses. Dom Pernety, dans son entrée « Matière
4
» donne une liste des noms que les alchimistes ont pu donner à leur matière. Après consultation de cette liste il apparait clairement que le nombre de noms donnés à la matière première est énorme. Nous pouvons en tirer deux conclusions. La première est que la matière première est un sujet relevant d’une très haute volonté de dissimulation. La seconde est que la matière première est un sujet totalement flou pour les alchimistes à tel point qu’eux-mêmes ne peuvent pas tomber d’accord sur une définition commune. Ces deux conclusions ne sont pas exclusives, elles peuvent se combiner (et cela semble être souvent le cas) pour obscurcir encore plus le problème. Louis Grassot donne une définition longue, mais relativement importante de ce que peut être la matière, nous la donnons en la divisant en trois parties pour plus de clarté. La première partie consiste en une mise en perspective de la matière, d’une manière très classique. « La matière forme sa demeure d’elle-même dans un puits par le secours de vulcain ; le vulgaire ne peut savoir sa véritable source, les élémens y sont renfermés confusément ; c’est un chaos obscur, toute l’eau qu’on en tire est amère, aigre et douce comme miel ; c’est un vieux
1
Le Chevalier Inconnu [pseudonyme],
La nature…, op. cit.
, pp. 117-118.
2
Pernety Dom Antoine-Joseph,
Dictionnaire mytho-hermétique…, op. cit.,
p. 54.
3
Gorris Camos Rosanna, « Le bain de Diane : Mythe et transmutation dans le Cymbalum Mundi », in, Giacone Franco,
Le Cymbalum Mundi
, Genève, Droz, 2003, 608 p., pp. 163-186.
4
Pernety Dom Antoine-Joseph,
Dictionnaire mytho-hermétique…, op. cit.,
p. 268.
11 saturne noir qui contient en lui tout ce qu’il lui faut, sans avoir besoin d’aucune chose étrangère ; sa mine est si étroite qu’à peine on y peut entrer ; les montagnes et les plaines la possèdent, elle se trouve aussi dans les châteaux et chaumières, sur terre, sur mer et dans tous les lieux du monde, se faisant voir et connoître de toutes les créatures ; les pauvres la possèdent comme les riches ; on crache dessus et la foule aux pieds dans une saison de l’année ; le vent la porte dans son ventre, et comme l’aigle elle fend l’air et s’échappe à nos yeux, voltigeant au-dessus de nos têtes, elle s’éloigne toujours de la terre ; elle est pierre par ressemblance et n’est aucunement pierre, elle est chaude, froide, humide et sèche ; elle seule fait sans y rien ajouter, l’élixir des sages : elle est plus abondante dans le Nord qu’en Espagne ; elle pousse des vapeurs puantes, dont on est obligé de s’écarter, sa nourriture étant en partie la terre ; elle monte au Ciel et du Ciel redescend en terre, renfermant très-précieusement en elle les influences célestes
1
. » On retrouve les éléments classiques qui définissent la matière première, que nous avons déjà évoqués, mais Grassot rajoute certaines précisions. Il présente déjà la matière première sous le nom de « saturne noir ». Nous pouvons y voir deux choses. La première pourrait être le plomb, métal symboliquement désigné par Saturne et associé intimement à cette planète, la relation entre le plomb métal vil par excellence et la matière première est tout à fait claire si l’on garde à l’esprit le principe de la guérison des métaux vils dont l’alchimie est pétrie. Mais nous pouvons peut-être également le relier à l’antimoine. En effet ce « demi-métal » a souvent été confondu avec le plomb, ou avec le plomb des sages d’une part à cause de son aspect (bien que l’antimoine soit plus léger, dur et moins ductile que le plomb) et d’autre part car il est souvent allié au plomb afin de renforcer ce dernier. Grassot affirme aussi que l’on foule aux pieds la matière première dans une saison de l’année. Faut-il y voir là un concept très ancien à l’origine de l’utilisation de matières végétales en guise de matière première (fait taxé d’erreur par certains alchimistes, comme nous l’avons vu plus haut) ? ou faut-il voir le résultat de cette tradition qui se fait de plus en plus minime pour finalement n’être qu’un fait marginal au XXe siècle ? Grassot donne l’élément qui est peut-être le plus important en affirmant que la matière première est chaude, froide, humide et sèche. Elle recèle donc les quatre qualités, dont l’organisation et le subtil mélange sont le tenant de l’alchimie.
1
Grassot Louis,
La lumière tirée du Cahos,
Amsterdam, 1784 et
La philosophie céleste
, Bordeaux, Fernel, 1803, reprints en un seul volume, Paris, Gutenberg reprint, 1981, pp. 131-132.
12 « Elle ne peut être consumée par le feu le plus violent, c’est un phénix qui renaît de ses cendres : elle renferme sel, soufre et mercure, corps, esprit et ame ; les trois règnes animal, végétal et minéral tirent leur vie d’elle ; elle est, en apparence exténuée comme une momie par sa couleur, cependant e11e est très-vivante ; quoi qu’elle soit méprisée, elle est plus riche que tout le Pérou, et les savans n’ont rien de plus précieux ; c’est une Vierge qui n’a pas été touchée, c’est une fille grise à voile noir, qui porte dans son sein cet inestimable lait virginal qui sert à nos besoins ; en elle est renfermée l’eau où le roi et la reine se baignent et se purifient de leur lèpre ; Brumblin dit […
1
]
2
. » Dans ce passage encore, on perçoit certaines précisions et certaines contradictions notamment au niveau de la mention de la « vierge ». Il ne faut pas ici prendre le terme de vierge utilisé dans le langage hermétique, mais celui du langage profane, c’est un fait assez rare pour être souligné ! La signification hermétique serait celle de l’eau mercurielle, qui ici n’aurait aucun sens. Lorsque Grassot dit que la matière première est une vierge qui n’a pas été touchée, il veut dire qu’il s’agit d’une matière immaculée, non corrompue, pure. Là encore Grassot insiste sur les capacités universelles de la matière première, elle est à la fois sel, soufre, mercure, corps, esprit et âme. C’est en cela que selon lui, la matière première est une matière spéciale, tout se concentre autour de cette qualité quasi universelle de la matière première. D’ailleurs il semble tellement vouloir affirmer ce caractère universel, qu’il s’aventure dans un domaine que d’autres avaient déjà exclu des règles alchimiques, en tout cas pour ce qu’il est du grand œuvre. Il affirme en effet que cette matière première est à la base des trois règnes. Nous l’avons vu plus haut, il n’est pas possible selon la tradition alchimique en vigueur dès l’époque moderne de fonder le grand œuvre, opération essentiellement métallique, sur une base autre que métallique, soit il s’agit là d’une erreur, soit il faut comprendre que toute chose possède une base primaire identique et unique. Cette dernière hypothèse n’est pas possible, en effet le principe de l’alchimie opérative est de séparer les éléments d’un composé, d’une matière et de retrouver un état proche de l’état originel, ou du moins, de retrouver les composants de l’état originel. Or, si les trois règnes ont une base commune, revenir à la base de l’un d’entre eux signifierait revenir à la base de tous, et nous ferions fi de la règle du respect des règne, très respectée dans l’alchimie de l’époque moderne
3
. Grassot nous dit également
1
Nous tronquons là l’extrait qui devient lui-même un extrait d’un ouvrage antérieur qui n’est pas l’intérêt de notre propos.
2
Grassot Louis,
La philosophie…, op. cit.
, pp. 132-133.
3
Pernety le confirme aussi : « Il ne faut pas employer la semence propre à un règne, pour produire un individu d'un autre règne. Ceux-là se trompent donc, qui croient extraire le mercure Philosophique, semence des métaux,
13 que la matière première renferme en elle le lait virginal. Est-ce là une réalité précise, le composant nommé lait virginal (le mercure des sages) est-il déjà inclus dans la matière première ? Ou est-ce que ce lait virginal ou du moins, son principe est potentiellement présent dans la matière première ? On ne pourrait pas parvenir ici à de plus amples précisions. L’auteur utilise la même méthode ambigüe pour affirmer que l’eau du bain du roi et de la reine, cette eau qui selon la tradition est l’eau permanente, le mercure des sages. Il apparait aussi que cette matière recèle la capacité de guérir la lèpre. La lèpre évoquée là n’est la lèpre classique. En science hermétique, la lèpre évoque les impuretés qui s’incrustent dans les métaux au contact de la terre et qui ne sont pour les alchimistes ni plus ni moins que des maladies, que la poudre de projection peut guérir. Dans la dernière partie de cet extrait, Grassot fait référence à un certain Brumblin. On ne connait pas d’auteur alchimique de ce nom-là. Il pourrait s’agir d’une erreur soit de la part de l’auteur, soit de l’imprimeur. On pourrait rapprocher cette référence soit de Zacharias Brendel (Brendelius), soit d’Augustus Brendlin. Ces deux auteurs ont publié deux textes alchimiques le premier a publié la
Chymia in artis
1
, dont deux exemplaires sont conservés à la BNF, l’un de 1630, l’autre de 1641
2
. Le second a co-écrit avec Andreas Capittel la
Clava peripatetica Herculis philosophi
3
, ouvrage dont un exemplaire est détenu à la Bibliothèque Nationale Universitaire de Strasbourg
4
. Dans la littérature alchimique, la matière première est souvent assimilée au chaos, ou à la substance recelant la semence des métaux, en puissance ou en substance. Il convient donc, de préciser ces notions très floues de chaos et de semence alchimiques.
des sels alkalis des plantes, ou des parties prises des animaux. » Pernety Dom Antoine-Joseph,
Dictionnaire mytho-hermétique…, op. cit.,
p. 432.
1
Brendel Zacharias,
Chymia in artis formam redacta et publicis praelectionibus philiatris in Academia Ienensi communicata, ubi praeter methodum addiscendi ad chymicas facilimam et plurimorum medicamentorum correctionem varii discursus chymici reperiuntur, quorum agmen claudit disquisitio accurata de famosissima praeparatione auri potabilis, nunc certis de caussis publici juris facta
, Iéna, Reiffenberger, 1630.
2
Respectivement Tolbiac, Mag, R-29969 et Tolbiac, Mag, R-29971.
3
Capittel Andreas, Brendlin Augustin,
Clava peripatetica Herculis philosophi
, Dillingen, Mayer, 1617.
4
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1
La matière première alchimique, perspectives d’un concept mal défini.
Sylvain Zaffini
La matière première est le commencement réel de l’œuvre, commencement ardu s’il en est. On ne sait presque rien de tangible sur la matière première, si ce n’est que c’est la première porte, fermée à double tour, barrant la route du grand œuvre. Très peu d’informations utilisables ont été données à propos de cette matière première, et, les rares qui l’ont été sont bien souvent des fausses routes volontairement placées là par les alchimistes. Au sein même des alchimistes les opinions divergent, plusieurs écoles se font face. Nous pouvons tenter de dégager quelques pistes de réflexions, tout en sachant qu’elles n’aboutiront pour la plupart jamais. Qu’est-ce que la matière première, au niveau idéologique ? Est-ce une matière physique, une matière éthérée, une qualité, une mystique ? La question est difficile, voire insondable. Les descriptions qui sont faites de cette matière première sont tellement symboliques que l’on ne sait jamais s’il s’agit réellement d’une matière physique ou d’une matière spirituelle. Le célèbre adage qui suit est en l’éloquente illustration. « La matiére est à bon prix, & que le pauvre en peut avoir aussi bien que le riche, & méme dans quelques lieux on peut l’avoir pour rien.
1
» Cet adage revient comme un leitmotiv dans toute la littérature alchimique, sans qu’il n’éclaircisse aucunement le problème de la matière première ; en fait même on pourrait dire qu’il l’obscurci encore plus. La chose que semble désigner cette définition, peut autant être une matière physique qu’une matière mystique et c’est bien là le problème. En amont la question de la matière première est aussi complexe. Que signifie-t-elle au niveau linguistique ? Plusieurs
1
Geron T. F.,
Clavicule de la philosophie hermétique ou les mistères les plus cachés des anciens & modernes sont misse au jour en faveurs des enfans de l’art, & à la gloire de dieu
, 1753, p. 58.
2 choses. La matière première peut-être la matière préparée sur laquelle l’artiste entame son travail, ou la matière brute n’ayant subie aucune transformation autre que naturelle ou encore l’alchimiste lui-même. Il est impossible de définir quel sens exact lui donner, les symboles pouvant extrapoler sa signification à outrance. Deux règles semblent pourtant se dégager de ce discours confus, celle de l’unicité de la matière (la matière première doit être une matière unique et non pas un mélange
1
) et celle du respect du règne, si le but de l’œuvre est le travail sur le métal, alors la matière première doit appartenir au règne lui correspondant avec plus moins d’extrapolations, comme nous pouvons le voir dans cet extrait du Chevalier Inconnu. « Celuy qui travaille hors le sel des philosophes, qui est leur Mercure, comme dans les herbes, animaux, les pierres ou dans d’autres sujets que le soleil & la lune qui sont couverts de la sphère de Saturne, il perd sa peine, parce qu’il travaille sur une matière qui est étrangère.
2
» Cette obligation du respect du règne est très importante et reviens chez une grande partie des auteurs alchimiques, d’une certaine manière c’est tout à fait logique car le grand œuvre est un processus de guérison des métaux à l’aide des substances embryonnaires de ces derniers. On pourrait alléguer, et ce ne serait qu’une pérégrination de plus dans l’imaginaire alchimique, que ces substances embryonnaires peuvent se retrouver (peut-être sous des formes différentes) dans d’autres matériaux, comme l’hydrogène peut se retrouver dans de très nombreux et différents composés. On peut remarquer que les métaux sont, alors, une partie du règne minéral (comme nous le verrons par la suite), mais une partie légèrement mise à part, comme nous l’indique Urbigerus
3
.
1
A ce sujet nous pouvons citer Basile Valentin : « En vérité, je vous révélerai encore pour l'Amour de Dieu un grand Mystère, savoir que la Racine du soufre des Philosophes, qui est un Esprit Céleste, comme aussi la Racine ou Origine de cet Esprit spirituel & surnaturel de Mercure, &, même le commencement ou source du Sel spirituel, est en une seule chose, & se trouve en une seule & même Matière de laquelle se fait la Pierre des Philosophes & non en plusieurs choses, quoique les Philosophes allèguent le Mercure par soi, le Soufre par soi, & le Sel par soi : mais je dis que par cela ils entendent les impuretés qui se trouvent en chacun d'eux. On peut toutefois faire par plusieurs voies une Médecine particulière pour une transmutation médiocre & limitée des Métaux. » Valentin Basile [Apocryphe],
Révélation des mystères des teintures essentielles des sept métaux & de leurs vertus médicinales
, Paris, Jean Henault, 1646, 64 p., p. 25-26.
2
Le Chevalier Inconnu [pseudonyme],
La nature au découvert
, Aix, Jean-Baptiste & Estienne Roize, 1669, pp. 130-104. Quelques pages avant (pp.102-103) il donnait déjà une théorie similaire : « La matière premiere se trouve par tout, remplit tout, & multiplie tout ; de quelque nom que l’on l’appelle, plomb, sel, arsenic, or, &c. c’est toujours la même chose. Mélez les natures avec les natures, & s’il y a quelque chose de contraire à la nature, c’est une nécessité de la séparer, afin que la nature soit semblable à la nature ; faites cela avec le feu, & non pas avec la main, & si vous ne suivez pas la nature vous travaillerez en vain ».
3
Urbigerus (Baro),
Aphorismi Urbigerani, or certain rules clearly demonstrating the three intallible ways of preparing the Grand Elixir or Circulatum majus of the philosophers, Discovering the Secret of Secrets, and detecting the errors of vulgar chymists in their operations: Contain’d in one hundred and one aphorisms: to which
3 « Notre matière est appelée indéterminée, parce que, étant un intermédiaire entre le métal et le minéral, et n’étant pas l’un d’entre eux, elle a en elle le pouvoir de les créer tous les deux, en fonction du sujet qui convient.
1
» Urbigerus, bien qu’étant très antérieur au mouvement naturaliste qui se développe dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle (avec des influences comme Stahl ou Buffon, entre autres), amorce déjà l’idée d’une différence entre métaux et minéraux, sans que cela se fasse loi. Si l’on garde en mémoire que le grand œuvre peut aussi être un moyen de perfectionner les pierres précieuses et semi-précieuses, on trouve là un très bon moyen de contourner la règle du respect des règnes que nous évoquions plus haut. On doit encore faire attention à ne pas confondre matière première et première matière. La première matière est, quant à elle, un concept relativement bien défini. C’est, on pourrait dire, la base embryonnaire des métaux avant leur gestation sous terre. Dom Pernety l’exprime clairement. « Les Chymistes prennent cette matiere, parce qu'elle est la semence des choses, & que la semence de chaque être est sa première matiere qui nous soit sensible. Toutes les fois donc que les Philosophes Hermétiques parlent de leur première matiere, on doit toujours l'entendre de la semence des corps.
2
» Ce n’est cependant pas un fait établi certains auteurs utilisent matière première et première matière de manière totalement synonyme, on peut toutefois affirmer de manière certaine que Limojon de Saint-Didier
3
et Pilippe Rouillac
4
sont dans cette optique. « Je comprends fort bien, que mon raisonnement estait erroné, & pour vous dire le vray, je n'ay jamais pû m'imaginer, que le Mercure commun fust la premiere matiere des metaux, bien que plusieurs graves Philosophes posent cette verité, pour un des fondements de l'art. Et je suis persuadé, qu'on ne peut trouver dans les mines, la vraye premiere matiere des metaux,
are added, the three ways of preparing the vegetable elixir or circulatum minus: all deduc’d from never-erring experience
, Londres, Henry Faithorne, 1690.
1
Urbigerus (Baro),
Aphorismi Urbigerani…, op. cit.
, pp. 4-5. « This our Matter is call’d undetermin’d, because, being a medium between a Metal and a Mineral, and being neither of them, it has in it power to produce both, according to the subject, it meets withal.
2
Pernety Dom Antoine-Joseph,
Dictionnaire mytho-hermétique, dans lequel on trouve les allégories fabuleuses des poètes, les métaphores, les énigmes et les termes barbares des philosophes hermétiques expliqués
, Paris, Bauche, 1758, p. 269.
3
Limojon de Saint-Didier Alexandre-Toussaint,
Le Triomphe hermétique, ou la pierre philosophale victorieuse
, Amsterdam, Henry Wetstein, 1699.
4
Rouillac Philipe,
La pratique du grand œuvre des philosophes
, reprint, Paris, Devry, 1997.
4 separée des corps metalliques, elle n'est qu'une vapeur, une eau visqueuse, un esprit invisible, & je crois en un mot que la semence ne se trouve que dans le fruit. Je ne sçay si je parle juste; mais je crois que c'est là le vray sens des éclaircissements que vous avez bien voulu me donner.
1
» « Quand je dis sa première matière, j’entends en la mine de la terre en ce qui ressemble au vif-argent et soufre comme en matière de tous les métaux est semblable, encore qu’elle soit différente en pureté et mixtion dont résulte la diversité de leurs formes.
2
» Ces deux auteurs s’inscrivent donc dans cette idée qu’il existe une sorte de matière embryonnaire des métaux dans les profondeurs de la terre. C’est d’ailleurs une idée complètement admise dans la science naturelle jusqu’au XIXe siècle, comme nous le montre l’article « Métal » de l’
Encyclopédie
. « Il y a deux sentimens géneraux sur cette formation ; les uns prétendent que les métaux se forment encore journellement dans le sein de notre globe, & que c'est par la différente élaboration & combinaison de leurs molécules élementaires qu'ils sont produits ; on prétend de plus, que ces molécules sont susceptibles d'être mûries & perfectionnées, & que par cette maturation, des substances métalliques, qui dans leur origine étoient imparfaites, acquierent peu-à-peu & à l'aide d'une sorte de fermentation, un plus grand degré de perfection. Les Alchimistes ont enchéri sur ces idées, & ont imaginé un grand nombre d'expressions figurées, telles que celles de semence ou de sperme mercuriel & métallique, de semence saline & vitriolique, &c. termes obscurs & inintelligibles pour ceux mêmes qui les ont inventés.
3
» Il existe donc toujours à l’extrême fin du XVIIIe siècle l’idée toujours vivace que le métal puisse exister sous une forme embryonnaire commune, bien que Stahl introduise déjà l’idée d’une présence des métaux depuis la création de la Terre
4
. Le concept de première matière est là bien défini
5
.
1
Limojon de Saint-Didier Alexandre-Toussaint,
Le Triomphe hermétique…, op. cit.,
pp. 97-98.
2
Rouillac Philipe,
La pratique du grand œuvre…, op. cit.,
p. 11.
3
Diderot Denis, Le Rond Jean dit d’Alembert,
Encyclopédie…, op. cit.,
vol. 10, pp. 429-430.
4
Buffon se place dans la même optique, en ajoutant que les métaux (qui sont alors partie tenante du règne minéral) possèdent leur forme définitive depuis la création de la Terre, mais se voient amalgamés à d’autres minéraux par le jeu de la chaleur intérieure de la Terre : « Quelques unes de ces substances métalliques ont conservé cette forme native, mais la plupart l’ont perdue par leur union avec des matières étrangères & par l’action des éléments humides. » Buffon Georges-Louis,
Histoire naturelle des minéraux
, Paris, Imprimerie Royale, 1783, T. 2, p. 341.
5
On trouve cependant chez Crosset de la Haumerie (Le Crom) l’idée que cette matière embryonnaire des métaux ne serait que le deuxième état d’une matière plus primitive encore : « Pour y chercher cette seconde matiere, je dis seconde, parce que la premiere est indeterminée.» Le Crom [Colonna François-Marie Pompée],
Plusieurs
5 Siebmacher quant à lui n’évoque pas directement la première matière, demeure dans l’appellation classique de matière première, mais sa description reflète l’idée de première matière. « Faite au commencement par la conjonction de trois choses, cependant elle n’est à proprement parler qu’un. Produite et faite de un, deux, trois quatre et cinq, elle est trouvée partout. Ils l’appellent aussi magnésie catholique ou sperme du monde, dont toutes les choses naturelles tirent leur origine. Elle est par la nature et la forme admirable et unique, et elle possède une quantité difficile à chercher et peu connue, qui n’est ni chaude ni sèche comme le feu, ni froide ni humide comme l’eau, ni froide ni sèche comme la terre, mais qui est un certain accouplement parfait de tous les éléments.
1
» Qu’est-ce donc que cette matière première dont les alchimistes font grand cas, comment la décrivent-ils sans la montrer, quelle est son utilité ? Autant de questions auxquelles il sera difficile de répondre. Qu’est-ce que la matière première ? Vaste question, récurrence des traités alchimiques de l’époque moderne. Les réponses offertes par les adeptes sont pour la plupart vagues, allégoriques, métaphoriques. La définition la plus courante est que la matière première ne coûte rien et se trouve partout, chaque mention de la matière première est suivie par ce précepte, c’est quasiment une règle. Nous pourrions multiplier démesurément les exemples, mais nous n’en donnerons que quelques-uns. Limojon de Saint-Didier se place exactement dans cette perspective. « Cette chose si précieuse par les dons excellens, dont le Ciel l'a pourveüe, est veritablement vile, à l'égard des substances dont elle tire son origine. Leur prix n'est point au dessus des facultés des pauvres. Dix sols sont plus que suffisans pour acquerir la matiere de la pierre. Les instruments toutefois, & les moyens qui sont nécessaires pour poursuivre les operations de l'art, demandent quelque sorte de dépense; ce qui fait dire à Geber que l'œuvre n'est pas pour les pauvres. La matiere est donc vile, à considerer le fondement de l'art, puis qu'elle coute fort peu; elle n'est pas moins vile, si on considère exterieurement ce qui lui donne
expériences utiles et curieuses, concernant la médecine, la métallique, l’oeconomique, & autres curiosités, avec un traité du sel des philosophes en forme de dialogue, où sont enseignez la péparation, les vertus, & l’usage de ce sel merveilleux. Un vade mecum philosophique en faveur des enfants de la science hermétique
, Paris, Jolivet, 1718, p. 147.
1
Siebmacher Johann Ambrosius [Supposé], Froidebise Claude [Trad.],
La pierre aqueuse de sagesse ou l’aquarium des sages
, Paris, La table d’émeraude, 1989 [Ré-éd.], p. 30.
6 la perfection, puisque à cet égard, elle ne coute rien du tout; d'autant que tout le monde l'a en sa puissance, dit le Cosmopolite; de sorte que soit que vous distinguiés ces choses, soit que vous les confondiés (comme font les Philosophes pour tromper les sots, & les ignorans) c'est une verité constante, que la pierre est une chose vile en un sens: mais qu'elle est très-precieuse en un autre, & qu'il n'y a que les fols qui la méprisent, par un juste jugement de Dieu.
1
» Limojon de Saint-Didier insiste sur le fait que la matière peut-être acquise pour un prix très faible. Devant cette affirmation nous avons plusieurs hypothèses. La première, la matière première est un produit très courant, sans doute non manufacturé et son prix est forcément très bas. La deuxième, c’est un produit rejeté par une quelconque activité humaine, n’ayant plus aucune utilité il est revendu à bas prix. La troisième, il ne s’agit que d’une façon de parler et la matière première cache quelque chose que l’on ne peut acheter, par exemple l’air, l’eau, l’âme, la parole etc…, des éléments plus ou moins tangibles. La dernière, ces affirmations ne sont destinées qu’à tromper l’ignorant et la matière première n’est pas de vil prix. Cette dernière hypothèse implique que les autres auteurs qui se placent dans la perspective d’une matière première à bas prix procèdent à la même démarche trompeuse. Joubert de la Salette
2
est de la même veine que Limojon de Saint-Didier, du moins à ce sujet-là. « Le corps dont nous parlons et dont on tire cet esprit que Basile Valentin appelle une eau d’or sans corrosion, est si informe qu’il ressemble à un véritable chaos, un avorton et un ouvrage du hasard. En lui est entée et gravée l’essence de l’esprit dont il s’agit, quoique les traits en soient méprisables, ce qui fait que cette matière catholique est méprisée et payée à vil prix par ceux qui n’en connaissent pas la valeur. Mais si les ignorants la regardent avec mépris, les sages et les savants l’estiment uniquement et la considèrent comme le berceau et le tombeau de leur roi, dit Philalèthe.
3
» Joubert de la Salette ajoute un deuxième élément caractéristique de la matière première et qui souvent accompagne le premier, celui de son inutilité pour le profane. Il est toujours affirmé que cette matière n’ait aucune utilité et souvent est méprisée par les ignorants (ou plutôt ceux ignorant les opérations alchimiques). La matière première est donc, pour les alchimistes, une matière à laquelle le monde profane n’apporte que très peu d’importance et tient en très
1
Limojon de Saint-Didier Alexandre-Toussaint,
Le Triomphe hermétique…, op. cit.,
pp. 106-107.
2
Joubert de la Salette Pierre-Joseph [Commentateur], « Le psautier d’Hermophile envoyé à Philalèthe », in, Maugin de Richebourg Jean, Salmon William,
Bibliothèque des philosophes chimiques
, Paris, André Cailleau, 1740-1754, T. 4, reprint, Paris, Dervy, 1997.
3
Ibid
., p. 31.
7 basse estime. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne s’agit pas d’une chose utile dans l’absolu, l’eau par exemple pourrait très bien remplir ce rôle, mais loin de nous l’idée d’insinuer que la matière première est l’eau. On trouve aussi dans de nombreux traités l’idée que cette matière première est très évidente à trouver, qu’elle est présente partout (d’où souvent son assimilation à l’eau), Urbigerus le confirme dans ses Aphorismes
1
. “Bien que quelques personnes, sous l’emprise de fausses notions, rêvent que la matière première doit être trouvée dans quelque endroit particulier, et à certaines époques de l’année, par la vertu d’un aimant magique, nous sommes certains (et ceci en accord avec notre divin maitre Hermès) que toutes ces suppositions sont fausses, elle se trouve partout et en tout temps et seulement par notre Science
2
» Urbigerus utilise le terme d’aimant, que l’on rencontre chez d’autres auteurs parfois orthographié aiman ou amant. Il définit alors plusieurs choses. Il peut désigner la matière première, ou la matière de l’œuvre de manière générale et plus particulièrement ses capacités attractives (le terme de magnésie est à prendre dans ce contexte comme un synonyme d’aimant). Cependant il existe chez certains auteurs une volonté de placer le mercure en tant que matière première, il y a là des subtilités qu’il faut comprendre afin d’avoir une vision la plus exacte de la matière première. L’idée est que le mercure est constitutif de tous les métaux et dans tous les états (de l’embryon à l’or an passant par la mine). Cette idée serait trop simple si elle devait être comprise exclusivement de cette manière. Il semblerait que le mercure dont parlent les alchimistes, et nous nous prononçons là uniquement que concernant la matière première, renvoie à la qualité mercuriale et non au mercure commun que nous connaissons. Les auteurs ont peut-être voulu dire que la matière première a des qualités qui peuvent être assimilées à celles du mercure, à savoir un principe femelle, un tempérament passif et une
1
Urbigerus (Baro),
Aphorismi Urbigerani…, op. cit.
2
Ibid.
, p. 2 « Althô some Persons, possess’d with foolish Notions, dream, that the first Matter is to be found only in some particular places, at such and such times of the year, and by the Virtue of a Magical Magnet; yet we are most certain (according to our Divine Master Hermes) that, all these Suppositions being false, it is to be found every where, at all times, and only by our Science. ».
8 grande froideur. Cette origine mercurielle des métaux est défendue, entre autres, par Arnaud de Villeneuve
1
. « Apprends que le Mercure (des philosophes) est le sperme cuit de tous les métaux ; sperme imparfait, quand il sort de la terre, à cause d'une certaine chaleur sulfureuse. Suivant son degré de sulfuration, il engendre les divers métaux dans le sein de la terre. Il n'y a donc qu'une seule matière première des métaux, suivant une action naturelle plus ou moins forte, suivant le degré de cuisson, elle revêt des formes différentes. Tous les Philosophes sont d'accord sur ce point. En voici la démonstration: Chaque chose est composée des éléments en lesquels on peut la décomposer. Citons un exemple impossible à nier et facile à comprendre: la glace à l'aide de la chaleur se résout en eau, donc c'est de l'eau, Or tous les métaux se résolvent en Mercure ; donc ce Mercure est la matière première de tous les métaux.
2
» On trouve dans cet extrait d’Arnaud de Villeneuve les éléments classiques, constitutifs de la tradition alchimique au niveau de la génération des métaux, quelques points attirent toutefois notre attention. Premièrement, le mercure ou plutôt la symbolique mercurielle est placée en qualité de matière première, concept qui fut très controversé à l’époque moderne, mais qui en considérant la symbolique du mercure ne surprend guère. Deuxièmement on y voit le mercure définit comme sperme des métaux. Il y a là une certaine contradiction. En effet le principe de base de l’alchimie est l’association du soufre et du mercure, renvoyant à l’association respective du mâle et de la femelle, le mercure est pourtant, comme nous l’avons vu, une matière représentative des principes femelle, et devrait donc être logiquement qualifié de menstrue. Ces mentions du mercure peuvent être très trompeuses, par exemple lorsque Le Brethon
3
parle de mercure métallique il ne faut pas le comprendre au pied de la lettre. « Le mercure métallique est l’unique matière de tous les métaux qui soit capable de la dernière perfection, auquel point il est l’élixir physique & il ne diffère dans tous les divers métaux qu’en ce qu’il est plus ou moins pur & plus ou moins cuit.
4
»
1
Villeneuve Arnaud [Pseudo], « Le chemin du chemin », in Poisson Albert,
Cinq traités d’alchimie des plus grands philosophes
, Paris, Chacornac, 1890
.
Ce traité est originalement publié en latin dans : Villeneuve Arnaud [Pseudo],
Hec sunt opera Arnaldi de Villanova que in hoc volumine continentur
, Lyon, B. de Gabiano, 1504.
2
Villeneuve Arnaud [Apocryphe], « Le chemin du chemin », in Poisson Albert,
Cinq traités d’alchimie…, op. cit.,
pp. 9-10.
3
Lebreton Jean-Baptiste.,
Les clefs de la philosophie spagyrique
, Paris, Claude Jombert, 1722.
4
Ibid
., p. 293.
9 Il ne faut pas comprendre le mercure métallique par la signification que nous en avons aujourd’hui, qui est celle du mercure à l’état liquide. Il faut entendre dans ce type de représentation un principe ou une qualité présente sous forme variable dans chaque métal, qui définirait la forme finale du métal. Certains auteurs, comme Geron
1
par exemple, définissent trois métaux comme seules matières de l’œuvre, phénomène qui n’est pas sans ajouter une couche de complexité à ce sujet déjà suffisamment ardu. « Que celui, qui veut gagner son pain honnêtement sans faire tort à personne & se tirer du Labirinthe des Sophistications doit avoir trois matieres en vue, & diriger toutes ses pensées sur ces trois matieres, qui sont l’or, l’argent & le Mercure ; car ces trois choses étant les principales matieres, dans lesquelles avec la bénédiction du Ciel il y a quelque chose de bon à faire in via universali, c’est en elles aussi que sont cachés les trois plus grands misteres, pour changer l’argent en Or, par la voye particuliére.
2
» Nous voyons là encore une complication s’ajouter, en effet, bien que les trois matières citées par Geron appartiennent au bon règne, il ne parle pas de matières embryonnaires, mais de métaux connus et « finis ». Faut-il voir encore une fois la représentation d’un principe par sa correspondance « profane » ? C’est tout à fait possible dans la mesure où l’argent représente la nature métallique féminine (la lune), où l’or représente la nature métallique masculine (le soleil), et enfin où le mercure pourrait être le moyen, d’unir les deux autres. C’est un concept tout à fait recevable, qui repose toujours sur un deuxième niveau de lecture, principe usuel en ce qui concerne l’alchimie
3
. Outre les qualificatifs de première, prime etc, la matière première reçoit un certain nombre de noms symboliques, évidemment nous ne pouvons pas les lister dans leur totalité, mais nous pouvons en donner quelques-uns parmi les plus importants, d’après le Chevalier Inconnu.
1
Geron T. F.,
Clavicule de la philosophie…, op. cit.
2
Ibid
., p.33.
3
Ce type de raisonnement est assez récurent, on le trouve par exemple aussi chez Limojon de Saint-Didier : « Je reconnais evidemment l'erreur de ceux qui s'imaginent que l'Or, & le Mercure vulgaires sont la veritable matiere des Philosophes; & j'en suis fort persuadé, voyant combien est faible le fondement sur lequel l'or s'appuye, pour pretendre cet avantage au dessus de la Pierre, alleguant en sa faveur ces paroles d'Hermès, le soleil est son pere et la lune est sa mere. » Limojon de Saint-Didier Alexandre-Toussaint,
Le Triomphe hermétique…, op. cit.,
p. 62.
10 « La matiere premiere, & universelle de toutes choses, qu’Hermes appelle la Lune, é ceux de sa secte, le bain de Diane, l’eau hyleade, azothique, & primordiale, puis apres à la forme premiere & universelle, qu’Hermes appelle le Soleil, ses Disciples l’appellent Diane, ou la nature, soulphre incorruptible, l’esprit general du monde, qui dans la premiere creation du monde (comme parle la Sainte Ecriture) estoit porté sur les eaux.
1
» Certains noms semblent avoir une signification évidente alors que d’autres semblent plus complexes. L’assimilation de la matière première à Diane est relativement évidente. La déesse représente en quelque sorte une mère universelle, que l’on peut facilement rapprocher de la matière première. Cependant le bain de Diane semble être pour beaucoup d’autres auteurs (dont Pernety
2
) le mercure philosophique, d’ailleurs les liens entre Diane et le mercure ont déjà été pointés par Rosanna Gorris Camos
3
. Le principe d’eau hiléale azotique et primordiale renvoi au principe d’hylé, terme désignant la matière destinée à produire une chose. Les autres noms mentionnés sont tous plus ou moins relatifs à un point d’origine, qu’il soit par exemple forme première ou esprit générale, il est avant tout un composant basique des choses. Dom Pernety, dans son entrée « Matière
4
» donne une liste des noms que les alchimistes ont pu donner à leur matière. Après consultation de cette liste il apparait clairement que le nombre de noms donnés à la matière première est énorme. Nous pouvons en tirer deux conclusions. La première est que la matière première est un sujet relevant d’une très haute volonté de dissimulation. La seconde est que la matière première est un sujet totalement flou pour les alchimistes à tel point qu’eux-mêmes ne peuvent pas tomber d’accord sur une définition commune. Ces deux conclusions ne sont pas exclusives, elles peuvent se combiner (et cela semble être souvent le cas) pour obscurcir encore plus le problème. Louis Grassot donne une définition longue, mais relativement importante de ce que peut être la matière, nous la donnons en la divisant en trois parties pour plus de clarté. La première partie consiste en une mise en perspective de la matière, d’une manière très classique. « La matière forme sa demeure d’elle-même dans un puits par le secours de vulcain ; le vulgaire ne peut savoir sa véritable source, les élémens y sont renfermés confusément ; c’est un chaos obscur, toute l’eau qu’on en tire est amère, aigre et douce comme miel ; c’est un vieux
1
Le Chevalier Inconnu [pseudonyme],
La nature…, op. cit.
, pp. 117-118.
2
Pernety Dom Antoine-Joseph,
Dictionnaire mytho-hermétique…, op. cit.,
p. 54.
3
Gorris Camos Rosanna, « Le bain de Diane : Mythe et transmutation dans le Cymbalum Mundi », in, Giacone Franco,
Le Cymbalum Mundi
, Genève, Droz, 2003, 608 p., pp. 163-186.
4
Pernety Dom Antoine-Joseph,
Dictionnaire mytho-hermétique…, op. cit.,
p. 268.
11 saturne noir qui contient en lui tout ce qu’il lui faut, sans avoir besoin d’aucune chose étrangère ; sa mine est si étroite qu’à peine on y peut entrer ; les montagnes et les plaines la possèdent, elle se trouve aussi dans les châteaux et chaumières, sur terre, sur mer et dans tous les lieux du monde, se faisant voir et connoître de toutes les créatures ; les pauvres la possèdent comme les riches ; on crache dessus et la foule aux pieds dans une saison de l’année ; le vent la porte dans son ventre, et comme l’aigle elle fend l’air et s’échappe à nos yeux, voltigeant au-dessus de nos têtes, elle s’éloigne toujours de la terre ; elle est pierre par ressemblance et n’est aucunement pierre, elle est chaude, froide, humide et sèche ; elle seule fait sans y rien ajouter, l’élixir des sages : elle est plus abondante dans le Nord qu’en Espagne ; elle pousse des vapeurs puantes, dont on est obligé de s’écarter, sa nourriture étant en partie la terre ; elle monte au Ciel et du Ciel redescend en terre, renfermant très-précieusement en elle les influences célestes
1
. » On retrouve les éléments classiques qui définissent la matière première, que nous avons déjà évoqués, mais Grassot rajoute certaines précisions. Il présente déjà la matière première sous le nom de « saturne noir ». Nous pouvons y voir deux choses. La première pourrait être le plomb, métal symboliquement désigné par Saturne et associé intimement à cette planète, la relation entre le plomb métal vil par excellence et la matière première est tout à fait claire si l’on garde à l’esprit le principe de la guérison des métaux vils dont l’alchimie est pétrie. Mais nous pouvons peut-être également le relier à l’antimoine. En effet ce « demi-métal » a souvent été confondu avec le plomb, ou avec le plomb des sages d’une part à cause de son aspect (bien que l’antimoine soit plus léger, dur et moins ductile que le plomb) et d’autre part car il est souvent allié au plomb afin de renforcer ce dernier. Grassot affirme aussi que l’on foule aux pieds la matière première dans une saison de l’année. Faut-il y voir là un concept très ancien à l’origine de l’utilisation de matières végétales en guise de matière première (fait taxé d’erreur par certains alchimistes, comme nous l’avons vu plus haut) ? ou faut-il voir le résultat de cette tradition qui se fait de plus en plus minime pour finalement n’être qu’un fait marginal au XXe siècle ? Grassot donne l’élément qui est peut-être le plus important en affirmant que la matière première est chaude, froide, humide et sèche. Elle recèle donc les quatre qualités, dont l’organisation et le subtil mélange sont le tenant de l’alchimie.
1
Grassot Louis,
La lumière tirée du Cahos,
Amsterdam, 1784 et
La philosophie céleste
, Bordeaux, Fernel, 1803, reprints en un seul volume, Paris, Gutenberg reprint, 1981, pp. 131-132.
12 « Elle ne peut être consumée par le feu le plus violent, c’est un phénix qui renaît de ses cendres : elle renferme sel, soufre et mercure, corps, esprit et ame ; les trois règnes animal, végétal et minéral tirent leur vie d’elle ; elle est, en apparence exténuée comme une momie par sa couleur, cependant e11e est très-vivante ; quoi qu’elle soit méprisée, elle est plus riche que tout le Pérou, et les savans n’ont rien de plus précieux ; c’est une Vierge qui n’a pas été touchée, c’est une fille grise à voile noir, qui porte dans son sein cet inestimable lait virginal qui sert à nos besoins ; en elle est renfermée l’eau où le roi et la reine se baignent et se purifient de leur lèpre ; Brumblin dit […
1
]
2
. » Dans ce passage encore, on perçoit certaines précisions et certaines contradictions notamment au niveau de la mention de la « vierge ». Il ne faut pas ici prendre le terme de vierge utilisé dans le langage hermétique, mais celui du langage profane, c’est un fait assez rare pour être souligné ! La signification hermétique serait celle de l’eau mercurielle, qui ici n’aurait aucun sens. Lorsque Grassot dit que la matière première est une vierge qui n’a pas été touchée, il veut dire qu’il s’agit d’une matière immaculée, non corrompue, pure. Là encore Grassot insiste sur les capacités universelles de la matière première, elle est à la fois sel, soufre, mercure, corps, esprit et âme. C’est en cela que selon lui, la matière première est une matière spéciale, tout se concentre autour de cette qualité quasi universelle de la matière première. D’ailleurs il semble tellement vouloir affirmer ce caractère universel, qu’il s’aventure dans un domaine que d’autres avaient déjà exclu des règles alchimiques, en tout cas pour ce qu’il est du grand œuvre. Il affirme en effet que cette matière première est à la base des trois règnes. Nous l’avons vu plus haut, il n’est pas possible selon la tradition alchimique en vigueur dès l’époque moderne de fonder le grand œuvre, opération essentiellement métallique, sur une base autre que métallique, soit il s’agit là d’une erreur, soit il faut comprendre que toute chose possède une base primaire identique et unique. Cette dernière hypothèse n’est pas possible, en effet le principe de l’alchimie opérative est de séparer les éléments d’un composé, d’une matière et de retrouver un état proche de l’état originel, ou du moins, de retrouver les composants de l’état originel. Or, si les trois règnes ont une base commune, revenir à la base de l’un d’entre eux signifierait revenir à la base de tous, et nous ferions fi de la règle du respect des règne, très respectée dans l’alchimie de l’époque moderne
3
. Grassot nous dit également
1
Nous tronquons là l’extrait qui devient lui-même un extrait d’un ouvrage antérieur qui n’est pas l’intérêt de notre propos.
2
Grassot Louis,
La philosophie…, op. cit.
, pp. 132-133.
3
Pernety le confirme aussi : « Il ne faut pas employer la semence propre à un règne, pour produire un individu d'un autre règne. Ceux-là se trompent donc, qui croient extraire le mercure Philosophique, semence des métaux,
13 que la matière première renferme en elle le lait virginal. Est-ce là une réalité précise, le composant nommé lait virginal (le mercure des sages) est-il déjà inclus dans la matière première ? Ou est-ce que ce lait virginal ou du moins, son principe est potentiellement présent dans la matière première ? On ne pourrait pas parvenir ici à de plus amples précisions. L’auteur utilise la même méthode ambigüe pour affirmer que l’eau du bain du roi et de la reine, cette eau qui selon la tradition est l’eau permanente, le mercure des sages. Il apparait aussi que cette matière recèle la capacité de guérir la lèpre. La lèpre évoquée là n’est la lèpre classique. En science hermétique, la lèpre évoque les impuretés qui s’incrustent dans les métaux au contact de la terre et qui ne sont pour les alchimistes ni plus ni moins que des maladies, que la poudre de projection peut guérir. Dans la dernière partie de cet extrait, Grassot fait référence à un certain Brumblin. On ne connait pas d’auteur alchimique de ce nom-là. Il pourrait s’agir d’une erreur soit de la part de l’auteur, soit de l’imprimeur. On pourrait rapprocher cette référence soit de Zacharias Brendel (Brendelius), soit d’Augustus Brendlin. Ces deux auteurs ont publié deux textes alchimiques le premier a publié la
Chymia in artis
1
, dont deux exemplaires sont conservés à la BNF, l’un de 1630, l’autre de 1641
2
. Le second a co-écrit avec Andreas Capittel la
Clava peripatetica Herculis philosophi
3
, ouvrage dont un exemplaire est détenu à la Bibliothèque Nationale Universitaire de Strasbourg
4
. Dans la littérature alchimique, la matière première est souvent assimilée au chaos, ou à la substance recelant la semence des métaux, en puissance ou en substance. Il convient donc, de préciser ces notions très floues de chaos et de semence alchimiques.
des sels alkalis des plantes, ou des parties prises des animaux. » Pernety Dom Antoine-Joseph,
Dictionnaire mytho-hermétique…, op. cit.,
p. 432.
1
Brendel Zacharias,
Chymia in artis formam redacta et publicis praelectionibus philiatris in Academia Ienensi communicata, ubi praeter methodum addiscendi ad chymicas facilimam et plurimorum medicamentorum correctionem varii discursus chymici reperiuntur, quorum agmen claudit disquisitio accurata de famosissima praeparatione auri potabilis, nunc certis de caussis publici juris facta
, Iéna, Reiffenberger, 1630.
2
Respectivement Tolbiac, Mag, R-29969 et Tolbiac, Mag, R-29971.
3
Capittel Andreas, Brendlin Augustin,
Clava peripatetica Herculis philosophi
, Dillingen, Mayer, 1617.
4
BNU Starsbourg, BNU : Consultation B.105.664.
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